7.2. Le débat éthique : CONTRE

On peut discuter l’opinion de D. McCarthy, point par point.

Le principe de liberté.
La liberté sans réserve d’abord. Partout la liberté s’arrête là où commence la liberté des autres. La Liberté n’est donc jamais sans limite. La liberté de parole, la liberté de pensée, donc la liberté d’expression, s’arrêtent aux propos racistes ou diffamatoires, ou aux propos homophobes ou à l’incitation à la haine qui, en France du moins, sont réprimés pénalement. Il est donc faux de revendiquer pour la procréation une liberté absolue en se référant à la liberté d’expression, puisque cette dernière n’est justement pas absolue. La liberté religieuse aussi s’arrête aux sectes. La liberté de circuler se heurte à des refus de visas ou à l’interdiction de pénétrer dans les zones militaires sensibles. Peut-être en va-t-il différemment en Angleterre. Mais alors l’argumentation philosophique de D. McCarthy vaut pour l’Angleterre et pas pour ailleurs, ce qui en limite la portée, handicap fâcheux quand un principe éthique se veut universel. À moins que l’on ne fasse appel à un autre principe séculaire, qui veut opposer l’Angleterre et le Pays de Galles au reste du monde et tenter de toujours faire à l’envi régner sur le globe la loi impériale victorienne. Force est quand même d’admettre que partout la liberté se rationne quand une bonne raison le justifie.

Le principe de la « non-personne ».
Peut-être les conséquences de la sélection du sexe sont-elles justement une bonne raison de limiter la liberté de procréer. Rien ne dit malgré tout que de choisir le sexe de son enfant ne lui porte pas préjudice à lui. Puisque la vérité sur ses origines génétiques appartient désormais aux revendications irréfutables des générations actuelles, il deviendra difficile, et sans doute imprudent, de cacher indéfiniment à son enfant qu’il est issu d’un tri de spermatozoïdes ou d’un tri d’embryons. L’enfant peut s’en trouver meurtri et reprochera à ses parents d’avoir prédéterminé son sexe. Peut-être aurait-il préféré naître sans la mission implicite de coller au stéréotype fille ou garçon qu’on lui a attribué, peut être voulait-il seulement être conçu naturellement, comme tout le monde puisque ses parents n’étaient pas stériles et que lui-même ne risquait aucune maladie particulière, sauf de naître du mauvais sexe. Le principe de l’absence de préjudice sur une non-personne, le « non person affecting principle », inspiré de Parfit, qu’oppose D. McCarthy à cet enfant revendicateur, semble quand même un peu bancal. Un enfant ne pourrait pas reprocher à ses parents de l’avoir fait naître fille ou garçon, car autrement, sans ce choix délibéré, il n’aurait pas existé. Faux. Imaginons qu’un garçon ait voulu être fille et qu’il reproche à ses parents leur choix inverse. Sans ce choix rétorquent les parents tu ne serais pas né, tu n’existerais pas. D’accord. Sauf que, répond l’enfant, si vous aviez laissé faire la nature, j’aurais existé de toute façon et j’avais une chance sur deux de naître garçon, une chance sur deux de naître fille. Fille je n’aurais pas été moi. Mais garçon, j’aurais existé et j’aurais été moi sans artifice ni préconçu, j’avais une chance sur deux d’y parvenir, et je n’aurais pu en faire le reproche à personne, notamment pas à vous. Aujourd’hui c’est à vous que je le reproche. Votre choix n’a satisfait que vos phantasmes ou vos caprices, il ne s’est jamais interrogé sur mes préférences. Maintenant je vous en demande compte comme objet de votre égoïsme, ou du moins de vos présupposés. Je ne suis pas un bien consommable, je suis un enfant. Vous défendez le principe de la liberté de procréation mais sachez que, au nom de vos principes, des millions de filles sont éliminées en Asie, cela devrait troubler vos consciences au-delà du confort affectif et social de disposer d’une famille équilibrée. Il manque des filles dans les sociétés émergentes et vous l’excusez puisque les survivantes, dites-vous, deviennent ainsi très précieuses. Vous oubliez qu’à cause du prix qu’on leur attache elles sont surtout victimes de trafics en tous genres, de rapt, de viols et de prostitution forcée. C’est cher pour avoir eu le droit de me faire garçon, sauf si vous refusez aux autres le droit que vous vous octroyez vous-même, mais alors… de quel droit ?

Vous ne faites non plus aucune distinction philosophique entre le choix du sexe de l’enfant, par tri des spermatozoïdes ou des embryons, méthodes dans lesquelles l’enfant du sexe non désiré est de fait une « non-personne » et la sélection du sexe par avortement, aussi précoce soit-il, où il ne s’agit plus d’un choix mais d’un refus du sexe non pas encore d’une personne, mais d’un embryon ou d’un fœtus qui deviendrait forcément une personne, eût-t-il été du sexe préféré. Là le principe de « non-préjudice à une non-personne » devient encore moins pertinent. Juridiquement, le fœtus n’est personne, mais métaphysiquement on peut en discuter.

La vie qui « vaut la peine d’être vécue ».
De plus, pour justifier de m’avoir librement fait garçon, vous dites que, puisqu’on peut avorter pour un mongolisme, on peut avorter pour n’avoir pas la fille ou pas le garçon inopportun, l’avortement est une liberté, le choix du sexe de son enfant aussi. Merci pour les filles si vous les tenez pour des mongoles. Vous dites aussi qu’on peut avorter, librement, si le fœtus est affecté d’un bec-de-lièvre. C’est peut-être vrai en Angleterre ou dans les États où la limite de l’interruption volontaire de grossesse est particulièrement tardive, à cinq mois. Ailleurs non. D’ailleurs avec un bec-de-lièvre, guérissable par la chirurgie, la vie « vaut la peine d’être vécue » et ce serait de la part des parents un bien mauvais usage de leur liberté éventuelle que d’en priver arbitrairement leur enfant. Tout comme la vie d’une fille qui aurait déjà trois sœurs ou la vie d’un garçon qui aurait déjà trois frères, ces vies vaudraient « la peine d’être vécues ». C’est moins la vie de l’enfant qui risquerait de pâtir en prolongeant la lignée exclusivement fille ou garçon, que celle des parents que fâcherait un manque d’équilibre, de « balance » familiale.

Le principe de la dérive eugéniste.
Vous m’avez fait garçon, ou fille, après un tri d’embryons, la grossesse n’a d’ailleurs réussi qu’à la seconde tentative. C’était bien compliqué. D’un point de vue de l’éthique pratique, il eût été sans doute plus facile, moins éprouvant, d’accepter une simple prise de sang en début de grossesse, pour m’identifier fille ou garçon à partir de mon ADN passé à travers le placenta, et puis d’envisager ensuite éventuellement, si je ne vous convenais pas, de prendre la pilule contragestive RU 486, pour procéder à une sorte de régulation menstruelle, ou à un avortement hyperprécoce. Vous êtes contre l’avortement ? Qu’avez-vous fait des embryons filles dont vous ne vouliez pas ? Détruits ? Leur destruction ne constituait pas un avortement puisque la grossesse ne commence qu’après l’implantation de l’embryon dans l’utérus. Mais vous avez sélectionné des embryons à partir de caractères génétiques strictement normaux, vous justifiez par là l’eugénisme, la destruction après sélection de simples traits génétiques, et vous entraînez toute la société sur « la pente glissante ». Savez-vous que la plupart des partisans de la libre sélection du sexe dont vous avez profité sont aussi des adeptes du clonage reproductif et de la sélection de traits génétiques favorables à l’enfant, donc de l’eugénisme « améliorateur ». Moi, l’enfant dont on a prédéterminé le sexe, je proteste. L’éthique n’y trouve pas son compte, elle grince. Je sais que le diagnostic préimplantatoire est une technique médicale utile qui identifie, pour légitimement les éliminer, les jeunes embryons porteurs de tares génétiques. Certes ces tares génétiques sont de moins en moins graves et il est maintenant admis de tester les prédispositions à des maladies qui ne se révéleront qu’à l’âge adulte, le cancer du sein, la polypose colique ou la chorée de Huntington par exemple. Il faut accepter que nous soyons déjà dans une ère d’eugénisme soft. Mais je ne suis pas d’accord pour aller plus loin, pas d’accord pour utiliser les moyens de la médecine et de la génétique pour améliorer l’individu sain ou exalter sa race, ou en brimer une autre, pas d’accord pour faire plaisir à ses parents en rendant l’enfant socialement plus compétitif, pas d’accord non plus, donc, pour faire plaisir à ces parents en les laissant imposer un sexe. Sur quels arguments scientifiques ou logiques vais-je tracer la frontière ? Aucun. Quand justement manquent les arguments objectifs, rationnels, pour tracer la frontière entre le permis et l’interdit, l’Éthique se doit-elle même de fixer le curseur. Là et pas ailleurs. Les techniques médicales contre les maladies, oui, pour se faire plaisir, non. Et puis c’est tout. C’est le principe de l’Éthique et Toc. Il n’a pas à se justifier autrement que par le sens commun, ou, ce qui est plus nuancé, par la capacité de la tolérance sociétale. Et pour ne fâcher personne, les nostalgiques pourraient se consoler en se disant que par la valse du curseur, un jour peut être… Et puis qu’après tout on pourrait trouver un défaut dans la cuirasse au nom de la diversité culturelle.

Le principe de la diversité culturelle.
La Charte de l’UNESCO vient de consacrer comme principe universel la diversité culturelle. Elle ne précise pas si cette diversité des cultures engendre implicitement une extrapolation vers une diversité des éthiques. Car si l’éthique se parcellise comme la culture, on peut mettre tout le monde d’accord en acceptant, à l’échelle du globe, la coexistence des pour et des contre, en plaidant en faveur d’une sorte de confection à la main des éthiques sur un patron de traditions. On serait alors tenté d’accepter dans les pays industrialisés la sélection du sexe, au moins par le tri des spermatozoïdes, puisqu’elle n’y menace pas l’équilibre des genres et que la majorité n’y aura pas recours. On serait tenté de la même façon d’accepter, pour des raisons compassionnelles, qu’en Inde, en Chine, la mise au monde de filles constitue une situation de détresse, une grossesse impossible qui justifie l’avortement et excuse la sélection du sexe. Mais c’est alors, en pratique, approuver les positions délibérément hostiles au sexe féminin dans ces pays, une discrimination contraire à l’égalité des genres. C’est aussi endosser le génocide des filles, le « gynocide », l’élimination des cent millions de filles qui manquent et qui continuent d’y manquer, plus d’un million chaque année. On peut rétorquer que la grande famine qui a duré trois ans au début des années soixante a tué en Chine trente millions d’individus, dix millions par an et que, à côté, ce million de filles que chaque année on ne voit pas naître pèse finalement beaucoup moins. Et pourtant, ce million de filles en moins nuit gravement à l’équilibre des genres. Rappelons qu’en Inde, dans certains États à dominance hindoue, le rapport peut être de 120 garçons pour 100 filles. Si la diversité de l’éthique se calque sur la diversité culturelle, elle continuera à faire des ravages. D’ailleurs, la libre sélection du sexe de l’enfant, malgré la culture et la tradition, est interdite en Chine et en Inde. Pourrait-on imaginer l’autoriser officiellement dans les pays développés, au motif qu’elle y est sans risque sociétal, alors qu’elle est interdite en Chine et en Inde ? Le désaveu serait cruel à l’égard des efforts qui sont consentis dans ces pays en faveur des femmes, efforts qui sont déjà si mal récompensés puisque les lois contre l’avortement des filles n’y sont pas respectées. Ces pays y verraient à juste titre une sorte de trahison voire de mépris des pays développés à leur encontre.
Pourrait-on éthiquement au contraire tolérer, par exception culturelle, l’élimination des filles dans les pays où leur naissance soulève tant de difficultés, en Chine, en Inde, et l’interdire dans les pays développés au nom de l’égalité des genres ? Le débat n’est pas nouveau car la question a été largement discutée à propos des mutilations génitales féminines. Les mutilations génitales des filles qui sont traditionnelles dans beaucoup de pays d’Afrique et du Proche Orient, sont pénalement réprimées en Europe. Ces pratiques conservent des défenseurs au nom, paradoxalement, des droits des femmes. Ces défenseurs des mutilations génitales, l’excision, l’infibulation, soutiennent que seule leur mutilation génitale permet aux filles de s’intégrer dans leurs sociétés, de se conformer à leurs cultures et à leurs traditions, à se faire accepter, à s’émanciper par le mariage. Refuser la mutilation génitale porterait préjudice à la Santé Sociale et donc aux Droits de ces jeunes femmes. Ils rappellent que pour l’OMS la Santé constitue un bien-être physique, mental mais aussi social et que l’excision fait partie du bien-être social. Ces arguments plaident donc en faveur de l’exception culturelle des principes éthiques, d’un patchwork multiculturel calqué sur les traditions et les exigences sociales de chaque communauté. En réalité, il a été unanimement et fermement établi par toutes les organisations internationales, que les mutilations génitales féminines étaient éthiquement universellement condamnables et qu’elles étaient partout attentatoires aux Droits des Femmes. Pour les avortements sélectifs des filles, donc globalement le choix personnel du sexe de l’enfant, il ne peut en être différemment. Un principe éthique ne peut pas se marchander ni se diviser géographiquement. Il est un ou il n’est pas, il est universel ou il s’étiole avant de s’énoncer.

Le principe de l’égalité des genres.
Les opposants à la libre sélection du sexe refusent donc que, partout dans le monde, l’on attente au principe, intangible, de l’égalité des genres. C’est payer cher, pensent-ils, la Liberté que de lui sacrifier l’Égalité. La liberté de procréation ne peut pas s’exercer au détriment de l’égalité des sexes. Un principe fondamental ne prime pas sur un autre principe tout aussi fondamental. Au nom du principe d’égalité des genres, les opposants n’admettent pas le choix du sexe de l’enfant pour convenance personnelle. Préférer un sexe plutôt qu’un autre pour son enfant revient, disent-ils, à établir une hiérarchie de valeurs qui n’est pas acceptable. Les garçons ne valent pas mieux que les filles et inversement. Les circonstances n’y changent rien. Il serait injuste de choisir l’un plutôt que l’autre sexe afin de se conformer à des stéréotypes de société qui sont artificiels. L’enfant n’a pas pour fonction de satisfaire les préjugés de ses parents. Il est une fin en soi. Pas un bien de consommation périssable. La morale du philosophe allemand Emmanuel Kant porte comme principe que tout être humain doit être considéré « comme une fin et non comme un moyen ». Choisir le sexe de son enfant reviendrait à enfreindre cette loi morale. On pourrait même assimiler ce choix sexiste à une forme de racisme [19]. En matière de procréation, la liberté, l’autonomie est d’avoir un enfant, mais pas une fille plutôt qu’un garçon ou l’inverse.
Voilà pourquoi la sélection du sexe ne peut pas s’accepter non plus au motif qu’elle procéderait par tri des spermatozoïdes. Avec le tri des spermatozoïdes, pas de destruction d’embryon, pas d’avortement, certes, mais brèche dans un principe d’universalité. Si on accepte le choix du sexe par le tri des spermatozoïdes sous prétexte qu’il est indolore, on ne peut pas refuser l’usage des autres méthodes, la sélection des embryons, là où elle est tout autant socialement indolore, dans les pays développés. Et accepter ensuite la libre sélection du sexe, par effet domino, dans les pays où s’exerce de façon préjudiciable une discrimination des genres. Puisque le tri des spermatozoïdes revient à privilégier un sexe par rapport à l’autre, il implique aussi une hiérarchie de valeurs, une discrimination des genres contraire à l’égalité des sexes. Une éthique pratique s’en accommoderait. Une éthique universelle, non. Le Comité d’éthique du Collège américain des gynécologues-accoucheurs [20] a ainsi justifié sa décision de considérer les choix du sexe de l’enfant, y compris par tri des spermatozoïdes, comme contraire à l’éthique. « Le libre choix du sexe de l’enfant encourage la discrimination des genres. Globalement, à l’échelle du monde, la préférence s’exerce au profit des garçons, économiquement rentables, au détriment des filles, sous prétexte du fardeau financier qu’elles représenteraient. La préférence pour les garçons paraît inversement proportionnelle au niveau social de leur mère : plus elles sont pauvres plus elles privilégient un garçon. Le libre choix du sexe amplifie la dévalorisation des filles. Le Comité adopte le principe éthique d’égalité des sexes. La quête d’un équilibre entre filles et garçons au sein de la famille n’est pas un argument plus recevable, elle conforte les démarches sexistes de sélection du genre. Le tri des spermatozoïdes constitue de la même manière un outil de discrimination des genres. Quels que soient son moment de mise en œuvre, avant ou après la conception de l’embryon, et la méthode utilisée, la sélection du sexe de l’enfant est contraire à l’éthique et au principe d’égalité entre les sexes. »

Le Comité d’éthique de la Fédération internationale des gynécologues-obstétriciens ne dira pas autrement. De fait, toutes les sociétés scientifiques et médicales ou presque, toutes les réglementations, ou presque, ont endossé en effet ce principe d’universalité concernant le refus du choix du sexe pour des raisons de convenance personnelle et se sont prononcées contre l’usage des techniques médicales pour d’autres fins que de prévenir une maladie génétique liée au sexe.
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