5. L’avortement comme méthode de choix du sexe de l’enfant

Dans la vaste majorité des cas, le choix du sexe de l’enfant fait appel, s’il ne convient pas, à l’avortement. Quatre outils diagnostiques, choisis en fonction du terme de la grossesse, peuvent y conduire : l’identification du sexe de l’embryon sur le sang de la mère, la biopsie du placenta, l’amniocentèse, l’échographie.

L’identification du sexe de l’embryon dans le sang de la mère.
Le sexe de l’embryon peut s’identifier dès les premières semaines de la grossesse par une simple prise de sang à la mère. Il a été constaté que des cellules de l’embryon et des cellules du placenta – à ce stade on dit le trophoblaste – filtraient vers la circulation maternelle. La biologie moléculaire sait reconnaître le gène du chromosome Y qui définit les garçons. Les particules du génome fœtal présent dans le sang de la mère sont amplifiées à très grande vitesse, multipliées jusqu’à obtenir une quantité notable de matériau à analyser. Des sondes spécifiques pour le gène du chromosome Y sont appliquées. Si le sang de la mère contient un volume identifiable de génome Y, il ne peut pas appartenir à la mère dont le génome est exclusivement XX, sans Y. Le génome Y ne peut provenir que d’un organisme masculin, donc d’un fœtus garçon. Si l’échantillon de sang de la mère ne « marque » pas pour la sonde Y, alors il ne contient aucune cellule ou fragment cellulaire masculin, le fœtus est une fille. À ce stade très précoce de la grossesse, l’avortement, s’il est souhaité, se pratique sans geste de chirurgie, par la prise de médicaments, le RU 486. Ce test biologique, sophistiqué, coûteux, ne se justifie que lorsque son objectif est d’éviter la transmission à un enfant d’une maladie génétique grave dont l’expression est différente chez les filles et chez les garçons. La myopathie de Duchenne, l’hémophilie en sont des exemples. Tous les garçons heureusement ne sont pas atteints, un sur deux seulement porte le mauvais gène. Aujourd’hui, la plupart de ces gènes de maladies génétiques liées au sexe ont été identifiés et localisés, ce qui évite de devoir interrompre la grossesse pour un garçon sain. L’identification du sexe de l’embryon dans le sang maternel sert alors à ne chercher le gène malade que chez les fœtus garçons, préalablement identifiés, et de l’éviter pour les filles. L’analyse du génome du fœtus dans le sang de la mère n’est pas utilisée que pour l’identification du sexe de l’embryon. Elle sert aussi, si nécessaire, à reconnaître son groupe rhésus très tôt dans la grossesse. Elle demeure d’usage exclusivement médical et les laboratoires qui la maîtrisent refusent d’en étendre l’emploi à l’identification du sexe de l’embryon ou du fœtus pour des raisons qui ne seraient pas médicales. Et pourtant… Aux États-Unis, des laboratoires commercialisent déjà à partir de publicités diffusées sur le Web, et pour usage strictement personnel, non médical, des propositions d’identification du sexe de l’embryon à partir de l’ADN fœtal présent dans le sang de la mère. Ils envoient le kit de prélèvement, et le client reçoit, lui, le résultat. L’une de ces compagnies est d’ailleurs actuellement poursuivie en justice pour de trop nombreuses erreurs de procédure.

La biopsie du placenta se pratique au début de la grossesse entre 10 et douze semaines. À ce terme le placenta s’appelle le trophoblaste, mais il s’agit du même organe. Une petite pince, ou un petit cathéter, sont introduits à travers le col de l’utérus sous échographie pour prélever un fragment de tissu, la biopsie du trophoblaste. À partir de ce prélèvement, il est possible d’obtenir en deux jours le caryotype du fœtus, l’étude de ses chromosomes, et donc de savoir si ces chromosomes sont sains ou porteurs d’une anomalie, une trisomie 21 par exemple, cause du mongolisme. Si oui, l’interruption de la grossesse se réalise sans délai par aspiration du contenu utérin. L’étude des chromosomes permet aussi de savoir que le fœtus, qu’il soit malade ou qu’il soit sain, est fille ou garçon. Il est donc très facile d’identifier ainsi le sexe du fœtus. Là encore cette technique de la biopsie de trophoblaste et du caryotype est réservée à une démarche de diagnostic anténatal strictement médicale. Rien n’empêche pourtant de la faire dévier vers des indications de convenance personnelle, les résultats et les techniques d’interruption d’une grossesse non désirée n’en seraient pas différents. Pourtant la biopsie de trophoblaste reste trop compliquée, trop chère aussi pour les besoins de la sélection du sexe par choix personnel.

L’amniocentèse.
Il en va de même pour l’amniocentèse. L’amniocentèse a inauguré au début des années soixante, l’ère du diagnostic prénatal. Une aiguille introduite à travers la paroi de l’abdomen et de l’utérus de la mère recueille une petite quantité de liquide amniotique. Le liquide amniotique contient des cellules de la peau du fœtus. Les chromosomes de ces cellules sont étudiés immédiatement. Des sondes fluorescentes dessinent les gènes qui leur sont appariés sur les chromosomes sexuels, X ou Y, ou sur les chromosomes 13, 18 et 21, sites des plus fréquentes trisomies. Deux jours après le prélèvement de liquide amniotique, on peut donc savoir si le fœtus est fille XX ou garçon XY. Si le sexe du fœtus n’est pas conforme, que ce soit par choix ou par nécessité médicale, la grossesse peut être interrompue avec un avortement par aspiration. Comme les techniques précédentes toutefois, l’amniocentèse est trop complexe, elle exige comme elles des techniques et des infrastructures de laboratoire trop sophistiquées pour s’appliquer au choix du sexe de l’enfant pour des raisons qui ne seraient pas médicales. Aucune des trois techniques d’accès à l’avortement, la biologie moléculaire dans le sang de la mère, la biopsie de trophoblaste et l’amniocentèse, n’intervient autrement qu’en théorie dans le débat éthique sur le choix du sexe de l’enfant par convenance personnelle. L’échographie, en pratique, est en effet beaucoup plus simple, elle est même d’une confondante banalité.

L’échographie.
La grande question concerne l’échographie. Les appareils d’échographie ont atteint une qualité de résolution qui permet de reconnaître le sexe du fœtus autour de 4 mois. L’appareil génital de la fille se distingue aisément de celui du garçon dont on voit l’image du scrotum et du pénis. Rien ne s’oppose, techniquement, à un avortement si la grossesse n’est plus désirée. Le col de l’utérus est dilaté avec des bougies en métal, et le contenu utérin aspiré à la canule ou évacué à la curette. La méthode est courante. Aux États-Unis, l’IVG reste légale dans certains États jusqu’à 24 semaines, soit la fin du cinquième mois. Dans d’autres pays, cette intervention sert à l’avortement sélectif pour choix du sexe par convenance personnelle. Presque toujours des filles. La Chine et l’Inde occupent le devant de la scène.


En 1990, le Prix Nobel d’économie indien, Armatya Sen révélait au monde entier qu’il manquait plus de 100 millions de filles dans la population du globe, en Asie du Sud-Est surtout, en Chine, en Inde, essentiellement [9]. Pourquoi ? À cause de cultures, de contraintes économiques, qui obligent à préférer les garçons. L’élimination des filles n’a pas éclos avec les outils modernes de la médecine. Elle a existé de tout temps. Jusqu’ici toutefois les filles qu’on ne pouvait reconnaître qu’après la naissance étaient « exposées », abandonnées jusqu’à leur décès progressif mais rapide, passif infanticide frappant une fille sur quatre. Pour les survivantes, le manque de nourriture, de soins médicaux et, bien sûr, d’éducation achevait ce à quoi le nouveau-né avait échappé, le décès prématuré. Le déficit des 100 millions de filles ne procède donc pas seulement de l’usage moderne de l’avortement après échographie, mais celui-ci s’est largement substitué depuis peu aux méthodes traditionnelles de sélection du sexe dans ces sociétés de très ancienne culture.

En Chine [10], l’équilibre des sexes dans la population est gravement perturbé : 105 hommes pour 100 femmes, alors que presque partout ailleurs, à cause de la surmortalité masculine, le rapport est inverse. En France par exemple, il est de 96 hommes pour cent femmes. Ces chiffres indiquent qu’il « manque » en Chine autour de 60 millions de femmes. La politique de l’enfant unique imposée depuis le début des années quatre-vingt explique que les deuxièmes ou troisièmes enfants, clandestins, aient échappé aux recensements successifs. Mais on trouve autant de garçons que de filles non déclarés. Ces « enfants noirs » réapparaissent par dizaines de milliers à l’occasion des amnisties sur les fraudes à la naissance. La rupture d’équilibre tient à la préférence séculaire des populations rurales de Chine en faveur des garçons. Une femme qui met au monde des filles, ou une fille, risque de se voir répudiée. Le garçon travaille aux champs, succède au père, assure les vieux jours, perpétue en prolongeant la lignée le culte confucéen des ancêtres. La fille représente une bouche supplémentaire à nourrir tant qu’elle n’est pas dotée et mariée. Elle coûte trop cher. Les vieux proverbes chinois l’expriment très bien : « Mieux vaut un garçon, même bossu, que 18 déesses », « Élever une fille revient à cultiver le champ du voisin », « Il faut élever un fils pour assurer sa vieillesse », « Donner naissance à un garçon ou à une fille c’est la même chose, mais avoir un garçon c’est mieux », « Il y a trois avantages à vite marier un fils : la bru, la descendance et la terre » [10]. Traditionnellement donc, les filles indésirables étaient étouffées par la matrone sous les vêtements ou un coussin, noyées dans un baquet d’eau ou jetées dans un étang, dans la rivière, avec parfois une courge vide attachée au dos pour les faire flotter plus longtemps, enfouies dans une meule de foin, ensevelies dans la fosse d’aisance, voire enterrées vivantes. À Pékin, elles étaient exposées dans les rues, et celles que les chiens ou les cochons n’avaient pas mangées, ramassées le matin dans des tombereaux. Cette tendance à l’élimination des filles a été largement renforcée par la politique de l’enfant unique, vite devenue, dans les campagnes plus que dans les villes, la politique du garçon unique. À l’infanticide des filles s’est substitué progressivement l’avortement, mais pas entièrement. L’infanticide des filles, d’une ampleur mal évaluée, reste pratiqué en Chine. Avant 1990 il « manquait » chaque année autour de 500 000 filles nouveau-nées. Aujourd’hui le déficit annuel serait d’un million sept cent mille [11]. Normalement en Chine, après la première naissance, une femme doit porter un dispositif intra-utérin pour sa contraception. Après deux enfants elle subit une ligature de trompes. Le règlement, en principe très coercitif, est respecté quand au moins un enfant est mâle, il ne l’est pas ou peu pour des filles jusqu’à la naissance du garçon. Le bureau de contrôle des naissances n’ose pas trop protester, son silence vaut de l’or, clandestin lui aussi bien sûr, versé en pots de vin.

Les risques de l’infanticide en Chine ne sont pas négligeables : de dix ans de prison à la peine de mort. Mieux vaut par conséquent une méthode plus discrète pour se séparer des filles : l’avortement après échographie s’est considérablement répandu. Tous les hôpitaux, tous les détenteurs ou presque d’un appareil d’échographie se font payer pour connaître le sexe du fœtus autour de quatre mois de grossesse. Des médecins ou des officiers de santé sillonnent les campagnes avec un échographe portatif. Il s’en suit l’avortement des fœtus filles même pour la première grossesse, pour ne pas se priver d’une chance de mettre au monde un garçon. La loi sur « la Santé des Mères et des Enfants » a interdit depuis 1994 la détermination du sexe de l’enfant par échographie. Peine perdue. L’article 35 de la loi de 2002 sur « la Population et la Limitation des Naissances de la République Populaire de Chine » a de nouveau notifié qu’ « il est strictement interdit d’utiliser les échographies par ultrasons ou toute autre technique pour détecter le sexe du fœtus autrement que pour des raisons médicales. Il est strictement interdit de mettre un terme à une grossesse, pour sélectionner le sexe de l’enfant, autrement que pour des raisons médicales ». Il n’en reste pas moins que 4 % à 5 % des filles en Chine sont encore supprimées par avortement du deuxième trimestre de la grossesse. Quelles conséquences ?

La Chine compte plus de deux cents millions de célibataires et 90 % des célibataires de plus de trente ans sont des hommes [10]. Plus de filles, plus de femmes, les hommes ne trouvent plus à se marier. Les filles reprennent de la valeur, elles deviennent même très chères. C’est elles désormais qu’il faut payer pour qu’elles se marient, en leur versant une dot masculine en quelque sorte. Le garçon doit même parfois s’engager à faire épouser sa propre sœur au frère cadet de sa future femme. Les grands courants de société finissent donc toujours par s’inverser et les profondes oscillations du balancier démographique équilibrent, par leur course en retour, l’Ordre de la Nature, on en n’attendait pas moins de l’Empire du Milieu. Est-ce une raison pour absoudre l’avortement pour sélection du sexe en Chine sous prétexte que finalement le Yin a rejoint le Yang ? Pas vraiment, car le manque d’épousées a engendré par effet pervers un trafic de filles victimes de rapts et de kidnappings. Elles sont enlevées au Nord et vendues au Sud ou l’inverse, pour 500 euros, par des proxénètes et parfois en « troupeau » de plusieurs dizaines, pour des mariages plus forcés que de raison, de la prostitution ou, entravées par une chaîne, pour de l’esclavage sexuel.

Pour son « ingénierie démographique » la Chine se trouve, en Asie, en bonne compagnie de voisinage. À Taiwan, il naît 110 garçons pour 100 filles, en Corée du Sud, 115 garçons pour 100 filles. Où sont passées les autres filles ? Infanticide et surtout avortements, plus de 5 % des filles y sont victimes d’une sélection prénatale [10]. Pourtant ni Taiwan ni la Corée du Sud n’ont imposé une politique de l’enfant unique. La même situation prévaut d’ailleurs chez l’autre géant voisin, l’Inde.

En Inde, dont la population est quantitativement proche de celle de la Chine, surtout si l’on y joint le Pakistan et le Bangladesh, le déficit de filles est identique. Il y « manque » chaque année un million six cent mille filles et pour les mêmes raisons. Il ne s’y exerce pas la même coercition sur le nombre d’enfants, mais les traditions y sont semblables. Les filles ne peuvent pas se marier sans dot. Une ou deux filles, passe encore même dans les familles peu aisées. Au-delà ce serait la ruine. Alors, plutôt que de financer une dot supplémentaire, mieux vaut payer 20 euros ou 22 US $ dans une des deux mille cliniques ou officines de Delhi pour bénéficier de l’échographie et du curetage utérin immédiat si le fœtus est une fille. La coutume de la dot a été abolie par la Dowry Prohibition Act de 1961, la loi d’interdiction de la dot, sans aucun succès. Les maris continuent de l’exiger et les femmes de la donner. Contraire aux articles 14 et 15 de la Constitution indienne, la sélection du sexe pour des raisons non médicales est interdite en Inde depuis 1994, par le « Preconception and Prenatal Diagnostic Techniques Act » encore appelé « Prohibition of Sex Selection Act » de 1994, Loi d’Interdiction de la sélection du sexe, mise en application le 1er janvier 1996. Les contrevenants, qu’ils soient médecins ou femmes enceintes, risquent trois ans de prison et une forte amende. En réalité rien du tout. La Société Indienne de Médecine et le Conseil de l’Ordre des médecins avaient de plus projeté de retirer l’autorisation d’exercice en cas d’avortement sélectif [12]. Aucune suite. Saisie de plus de vingt plaintes « d’intérêt public » entre 2000 et 2003, la Cour Suprême Indienne s’est contentée de prôner, y compris dans son dernier arrêt du 10 septembre 2003, une application plus stricte de la Loi [13]. Rien de plus. Les juristes et les acteurs sociaux sont pessimistes. La tradition reste fortement ancrée en Inde de supprimer les filles. Avec l’infanticide, elles passaient « des langes au tombeau », grâce à l’échographie, elles transitent directement « de l’utérus au caniveau ». Le résultat est inquiétant.

En Inde, au Pakistan, au Bangladesh, le rapport des genres dans la population est de 106 garçons pour cent filles, et même de 126 garçons pour cent filles au Penjab. La mortalité des filles de moins de cinq ans est de 50 % plus élevée que celle des garçons. Une famille sur deux reconnaît avoir eu recours à l’infanticide de fille. Un avortement à 500 roupies permet d’économiser les 500 000 roupies de la dot. Et mieux vaut disposer pour la dot de la somme convenable car, toutes castes confondues, pour les épouses dont la dot a été jugée insuffisante par la belle famille, il se produit comme par hasard des accidents fâcheux et les jeunes épousées périssent brûlées par un malheureux « feu de sari ».

Il est évident que quand on a compris les raisons qui poussent les femmes en Inde à pratiquer un avortement à 4 mois de grossesse, on ne peut pas leur jeter la pierre. Comment pourrait-on les critiquer sachant le fardeau social qui pèse sur leurs épaules, ou plutôt sur leur ventre, quand déjà mères de trois filles elles ne peuvent accepter une fille supplémentaire. On n’aimerait pas les savoir en prison. Est-ce une raison suffisante pour consentir à l’avortement des filles, à la sélection du sexe de l’enfant pour des raisons qui ne sont pas médicales ? La compassion qu’inspirent ces femmes en Inde justifierait-elle un principe général de complète liberté de la procréation ? Reconnaître ce principe ne reviendrait-il pas à accepter le sacrifice de plusieurs millions de filles chaque année en Chine, en Inde, et à approuver une discrimination à l’encontre d’un sexe, féminin, ici le plus faible ?

Les Droits des Femmes n’en seraient ils pas gravement écornés, et la notion d’égalité des sexes bafouée ? Le débat éthique est ouvert. Il convient d’abord d’entendre ce qu’en pensent les différents protagonistes que la question interpelle, les faiseurs d’opinion.

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